Texte par Amanda Sanz et Jérôme Schrepf, tiré de Rotary Mag
Prix Nobel de la paix 2018, le gynécologue congolais a accordé au Rotary Mag un entretien exceptionnel depuis son hôpital de Panzi, à Bukavu (République démocratique du Congo – RDC). L’occasion de revenir sur le travail qu’il accomplit depuis 1999 pour la prise en charge des victimes de viol avec extrême violence, son combat pour une convention internationale interdisant le viol comme arme de guerre ou celui contre l’accaparement des ressources minières de la RDC.
En 1996, après l’attaque de l’hôpital de Lemera, où plusieurs de vos patients ont été assassinés, vous avez mis deux ans à reprendre votre activité de gynécologue. Qu’est-ce qui vous a donné la force de revenir ?
Après le drame de l’hôpital de Lemera, j’ai ressenti une grande culpabilité. Même si je n’avais pas d’arme pour me défendre à ce moment-là, je considérais avoir failli à mon rôle de médecin-chef. Je me suis retrouvé devant les familles des patients qui m’ont demandé où étaient les leurs. Pour moi, c’était comme un échec personnel et il m’était très difficile de reprendre mon activité médicale. Je me sentais trahi.
Puis, au bout de deux ans, après la visite d’une structure médicale ici à Bukavu, après avoir vu la souffrance des femmes saignées à blanc et qui parfois n’étaient plus en vie lorsqu’elles arrivaient, je me suis dit que, peut-être, je pouvais faire quelque chose. Il y avait des vies à sauver et j’avais des compétences pour le faire. Alors pourquoi ne pas construire un hôpital pour donner aux femmes la possibilité d’avoir des accouchements et une maternité sans risque. La construction a commencé pendant la deuxième guerre du Congo, en 1998. Mais tout le matériel qui avait été donné par l’Unicef a été pillé. Nos efforts se sont évaporés pendant cette guerre. J’ai recommencé l’année suivante et cette fois-ci, c’était la bonne. Le 1er septembre 1999, nous avons ouvert cette maternité.
Dès l’ouverture de l’hôpital, les femmes violées ont afflué. à quel moment avez-vous compris que le viol était utilisé comme une arme de guerre ?
J’avais travaillé dans la région pendant quinze ans. Je connaissais la pathologie de la région. Quand je soigne la première victime de viol arrivée à l’hôpital de Panzi, je considère que c’est un acte isolé. Pour moi, l’auteur est quelqu’un qui a perdu la raison.
Au bout de trois mois d’exercice, vient le moment de rédiger mon premier rapport de l’année 1999. Et là, je réalise que j’ai soigné 45 cas similaires. Des femmes qui racontent toutes le même processus : « Des hommes en armes sont venus dans notre village, dans notre maison, ils m’ont violée. Et après m’avoir violée, ils ont introduit des objets dans mon appareil génital. Ils ont tiré avec des armes sur mon appareil génital, ils m’ont torturée. » Là, j’ai compris qu’il y avait un point commun entre toutes ces victimes venant pourtant d’endroits différents : toutes avaient subi un viol d’une extrême violence, suivi de tortures. C’est à ce moment-là que j’ai décrit cette nouvelle pathologie : le viol avec extrême violence au Sud-Kivu. Ce sont des actes qui n’ont rien à voir avec un désir sexuel. C’est une volonté de destruction de la victime, de la femme mais aussi de sa famille et de sa communauté.
Quelles conséquences ont ces viols sur la communauté à laquelle appartiennent les victimes ?
Nous nous sommes aperçus qu’il s’agissait de viols massifs : les femmes de tout un village pouvaient être violées pendant la nuit. Des hommes en armes envahissaient le village, prenaient les femmes en otages et les violaient à tour de rôle. Un caractère massif amplifié par le fait que les victimes sont violées en public. Les femmes devant leurs enfants, devant leur mari. Les maris devant leurs enfants, devant leur femme. Devant toute la communauté. De fait, le nombre de victimes augmente considérablement si l’on compte tous ceux contraints de voir un être cher subir cette forme de torture. Sans compter que toute personne essayant d’intervenir était tuée devant tout le monde. Il s’agit là d’un traumatisme collectif.
Avez-vous pu établir des spécificités dans les méthodes utilisées ?
Dans notre base de données, nous avons constaté que chaque groupe armé utilisait le viol comme arme. Mais lorsqu’il s’agissait de torture, chaque groupe avait sa propre méthode. Certains groupes utilisaient le feu sur l’appareil génital, d’autres les armes à feu, d’autres les armes blanches, d’autres encore toute forme de mutilation. À la fin, nous pouvions identifier, en examinant les blessures, le groupe armé qui avait commis ces exactions. De même que la cible des viols avait son importance : certains groupes ciblaient les hommes, d’autres ciblaient les enfants. J’ai soigné des femmes et des enfants mais j’ai aussi soigné des bébés. La moins âgée avait 6 mois. J’ai soigné des hommes, même s’ils représentent 2 % seulement des patients de l’hôpital de Panzi. Cela touche toutes les couches de la société. Le fait que ce soit méthodique, avec un même procédé appliqué par chacun des groupes armés, nous a amenés à penser à une planification organisée pour que ces viols aient le plus d’impact possible sur la communauté.
Quel est le but de ces viols massifs ?
Le premier objectif de ces crimes est l’exploitation des ressources de la République démocratique du Congo. Avec, lié à cela, le déplacement massif des populations : les villages se vident car les habitants cherchent des endroits plus sûrs. Ces viols poursuivent également un objectif de réduction démographique. En introduisant dans l’appareil génital des femmes des produits chimiques, des objets, des armes à feu, on empêche les femmes de jouer leur rôle reproducteur. Mais cela ne s’arrête pas là : il y a également la contamination par des infections sexuellement transmissibles (IST) qui a des répercussions sur la fertilité des femmes. Cette réduction démographique peut aussi s’obtenir par la contamination au VIH, qui va faire des femmes un réservoir du virus qu’elles transmettent dans la communauté ou aux enfants nés des viols.
C’est ce qui vous fait dire que les bourreaux se sont perfectionnés depuis que vous avez ouvert votre hôpital ?
Exactement. Au début, nous soignions des femmes en âge de procréer. Et, de plus en plus, nous nous sommes aperçus que les attaques se faisaient sur des enfants, de plus en plus jeunes. Cela montre très bien que lorsqu’on laisse l’impunité prendre place, les bourreaux perfectionnent leurs méthodes pour faire le plus de mal possible à la société. La destruction du tissu social, avec des conséquences transgénérationnelles, est un autre de ces perfectionnements.
Ces actes commis en public détruisent le tissu social sur le moment, car ils sont commis aux yeux de tous, mais aussi à plus long terme, parce que des enfants naissent de ces viols. Et ces enfants sont pointés du doigt comme les enfants du mal : tout cela participe à la destruction de la société. À laquelle s’ajoute une destruction économique : ces viols sont faits pour déplacer les populations de leur village et pour que l’exploitation des ressources du pays puisse se faire librement, avec l’occupation des villages par les groupes armés. Piller, brûler des maisons, détruire des récoltes : c’est pour appauvrir la population. Et lorsqu’une population est pauvre, elle n’a d’autre solution que de s’assujettir et travailler pour ses bourreaux.
La particularité de ces exactions est qu’elles ont pour toile de fond l’accaparement des ressources minières (cobalt, coltan) du pays. Demandez-vous toujours la création d’un tribunal pénal international pour la RDC ?
Lorsque nous parlons des victimes des guerres en République démocratique du Congo, nous parlons de millions de morts. Les compteurs se sont arrêtés à 5 ou 6 millions, mais depuis la publication de ces chiffres, en 2008, chaque jour, on tue au Congo. Chaque jour, les viols se poursuivent. Chaque jour, je continue de traiter les victimes de violences sexuelles. Et cela n’arrête pas. Lorsque nous voyons ce qu’il se passe ici, nous avons du mal à croire que la communauté internationale n’a pas la capacité d’y mettre fin. Nous vivons un drame, avec des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité. La destruction de tout un peuple sans que la communauté internationale ne réagisse. Et derrière, ce sont des multinationales qui convoitent des matières premières : tungstène, cobalt, coltan, lithium, etc., utilisées pour la fabrication de nos appareils du quotidien.
Le Congo est le premier producteur mondial de cobalt et de coltan. Nous devons être conscients que tous, nous utilisons chaque jour des minerais de sang. Un pays voisin comme le Rwanda, qui exporte du coltan, n’a pas de mine de coltan. Sans coltan, il n’y a pas de téléphone mobile ou d’ordinateur portable. Je pense qu’aujourd’hui, au nom d’un confort que nous voulons moins cher, nous devenons complices des crimes qui se déroulent en République démocratique du Congo. Nos appareils technologiques sont souillés du sang des Congolais. Je crois que beaucoup de gens préféreraient acheter leur téléphone 10 ou 20 euros plus cher, mais que ce téléphone soit propre.
Notre appel, c’est une injonction à faire cesser cette situation. Comme lorsque la communauté internationale a mené campagne contre les diamants de sang, nous demandons pour la République démocratique du Congo la solidarité internationale afin d’arrêter ces crimes qui se commettent sous nos yeux, et desquels nous sommes complices en achetant des appareils fabriqués à partir de ces minerais de sang.
À l’hôpital de Panzi, vous prônez une prise en charge holistique des victimes de viol. C’est-à-dire soigner, récolter la parole, assurer la prise en charge psychologique, la réinsertion sociale et enfin la demande de justice. Cela permet à certaines patientes de commencer une nouvelle vie. Cette résilience va faire l’objet d’une étude menée avec la philosophe Cynthia Fleury. En quoi va-t-elle consister ?
Nous avons commencé à soigner les malades sur le plan physique. Nous nous sommes rendu compte que c’était insuffisant : les femmes étaient guéries physiquement, mais leur souffrance mentale ne leur permettait pas de reprendre une vie normale. Nous avons introduit la prise en charge psychologique qui a conduit à une amélioration : les femmes recommençaient à prendre des initiatives. Cependant, si elles étaient démunies financièrement, ce n’était toujours pas suffisant. Nous avons mis en place un volet socio-économique dans notre prise en charge pour leur permettre d’être autonomes. Lorsque les femmes devenaient physiquement et psychologiquement bien portantes, qu’économiquement et socialement elles étaient intégrées, alors elles étaient prêtes à demander justice.
C’est ainsi que nous avons mis en place cette prise en charge holistique qui se base sur quatre piliers : médical, psychologique, socio-économique et juridique. Aujourd’hui, avec Cynthia Fleury (1), nous voulons aller plus loin pour comprendre ce mécanisme de résilience. Et comprendre pourquoi certaines femmes arrivent, avec notre modèle, à se réinsérer. Et arrivent même à transformer leur souffrance en pouvoir jusqu’à devenir des guides dans leur communauté. Il y a une telle résilience chez certaines femmes que nous-mêmes ne savons pas l’expliquer. Il nous faut comprendre ces mécanismes, y compris sur le plan philosophique, pour pouvoir aider le maximum de femmes partout dans le monde.
Vous militez pour l’adoption d’une convention internationale interdisant les violences sexuelles comme arme de guerre. Ces dernières années, l’administration Trump, la Chine et la Russie y étaient réticentes. Où en est-on ?
Nous croyons fermement à la force de la loi et au fait que lutter contre l’impunité peut aider à faire changer les comportements dans les conflits. Les femmes et les enfants sont victimes dans tous les conflits. Ceux qui les utilisent ne prennent aucun risque. Nous avons ici, en République démocratique du Congo, des gens qui ont violé, qui ont détruit des femmes, et pour qui on déroule le tapis rouge. Dans ces conditions, qu’est-ce qui peut empêcher ces seigneurs de guerre, ces états, d’arrêter ? Nous disons qu’il faut tracer une ligne rouge pour pouvoir dire à tous ceux qui sont engagés dans des conflits qu’utiliser des viols comme arme de guerre, c’est se mettre au ban de la communauté internationale. Cela voudrait dire concrètement ne pas pouvoir être invité dans des conférences internationales et être exclu des échanges commerciaux. Il y a beaucoup de sanctions qui peuvent être prises pour décourager les états ou les groupes armés. Avec ce qui se passe en Ukraine, malheureusement, nous sommes peut-être encore loin d’avoir cette convention. Mais nous n’allons pas nous arrêter de nous battre avant d’avoir tracé cette ligne rouge pour faire comprendre que dans les conflits, les femmes et les enfants doivent être respectés. Et faire comprendre aux états qui continuent d’utiliser le viol comme arme de guerre qu’on peut gagner la guerre en l’utilisant, mais qu’on perdra alors sur le plan de la crédibilité et des relations internationales.
Est-ce que cette difficulté que vous avez à tracer cette ligne rouge est une preuve de plus que les questions qui touchent aux femmes sont, au xxie siècle, encore secondaires et passent après les questions d’équilibre géopolitique ou d’intérêt des grandes multinationales ?
Nous devons être honnêtes : il y a beaucoup d’indices qui montrent que nous sommes encore très loin de traiter les femmes comme égales aux hommes et comme méritant la même attention qu’eux. Au cours du siècle dernier, les femmes ont arraché beaucoup de droits, mais il y a encore un long chemin à faire avant que les droits des femmes soient respectés par tous. Les femmes ont fait beaucoup mais maintenant, il est temps pour le bonheur de tous que les hommes s’engagent pour cette égalité homme-femme. Et c’est parce que nous sommes dans un monde inégalitaire où les femmes n’ont pas les mêmes droits que les hommes que ces questions sont traitées avec légèreté.
Mais cela nous engage d’autant plus : ce n’est pas une question de femme, c’est une question d’humanité. Nous devons être suffisamment engagés pour mettre fin à ces drames que les femmes subissent, partout dans le monde et dans tous les conflits, sans distinction de couleur, de religion ou de continent.
(1) Voir Rotary Mag n°806, octobre 2020.